Cet été-là, les murs de Tokyo étaient couverts d'affiches aux
caractères lézardés, comme le seront ces murs eux-mêmes un jour.
La certitude du Big Quake est totale, chez les Tokyoites. Cela leur
donne une forme d'humour assez berlinois. Cela s'accorde aussi
pas mal avec ce sentiment de la précarité de toutes choses, ce
Mono no Aware intraduisible, comme Sehnsucht, comme saudade,
ces mots vagues qui détiennent sans doute un sens trop précis
(et pourtant, Simone, je t'accorde que le mot nostalgie est un très
beau mot, mais il ne couvre pas tout, I'entre-deux est encore là).
La rumeur avait même conféré une date au grand tremblement
de terre. A la place, nous en avons eu deux petits, deux nuits de
suite à la même heure (ce qui est proprement incroyable: le temps
de la Terre épousant celui des horloges). Bizarre, de s'endormir dans
une chambre calme, et de se réveiller dans la cabine d'un train fou,
dont les cloisons secouées jettent par terre les verres, les livres, une
scène de ménage de la planète, avec la conscience qui s'essouffle à
faire rentrer dans le rang une peur animale, réveillée avant elle, celle
précisément des animaux annonciateurs de séismes. Je regardais les
corbeaux, leurs cris étaient les seuls signes de vie par-dessus le
grondement de la terre, je cherchais à imaginer ce qui se passait
dans leur tête. Le lendemain, Keiko m'a dit: "Ça ne m'étonne pas.
Tout le monde en parle, tout le monde le prévoit... Alors, là-dessous,
quelque chose est remué. (Down there, something is moved.)"
Et Ichiro, me désignant les corbeaux: "La nuit dernière, je me
demandais ce qu'ils pensaient".