Une grande partie de la Corée se promène sur la tête des Coréens. Comme
ces illusionnistes de salon qu'on engageait aux années 1900, qui à peine
présentés sous un faux nom se mettaient à jongler avec le mobilier pour
amuser l'assemblée, les Coréennes font danser les objets. Les paniers, les
jarres, les faisceaux de bois, les bassines échappent à l'attraction terrestre et
deviennent satellites de ces planètes calmes, aux orbites précises. Car la rue
coréenne a ses cycles, ses ondes, ses rails. Dans ce décor double, où les
ruines hâtées et les immeubles naissants s'équilibrent pour une seconde au
même point d'inachèvement, le militaire qui vient d acheter (prévoyant) un
sombrero civil, I'ouvrier qui sort du chantier, le fonctionnaire avec sa
serviette, la femme en costume traditionnel et la femme en costume
moderne, le porteur qui emmène au musée de la Révolution une allégorie
toute fraîche qu'une femme en noir suit pas à pas, pour la déchiffrer — ont
chacun leur route et leur place exacte, comme des constellations. On ne
crébillonne pas. Si l'on s'arrête, c'est pour s'instruire : Syngman Rhee reçoit
des Américains les crocs artificiels de la corruption, le Spoutnik nr.3 est une
grande victoire du socialisme... Lestés de cette science, les spoutniks de la
rue reprennent le cours d'une gravitation méditante.
…dans la rue Moyenne.
— La rue Moyenne est le crébillon de Bourges ?
— Tu dis ?
—A Nantes, le centre élégant est la rue
Crébillon, les Nantais ont su en faire l'admirable
verbe
« crébillonner », où il y a du pluriel, crebro, et
du tourbillon, d'où j'ai tiré le substantif
« crébillon » que j'applique à toutes les villes
de province.
— Eh bien, demain nous crébillonnerons dans la
rue Moyenne, à Bourges.
— Admirez la mémoire du Poète : il a passé,
voici quinze ans, dix minutes au buffet de la gare
de Nantes, et il a trouvé le moyen d'apprendre
et de retenir le verbe crébillonner.
— Je me demande où est le crébillon de Gien ?
(Valery Larbaud — Allen)