Mais la septième merveille de Corée, plus merveilleuse encore que l'art des jardiniers du ginseng, c'est le travail des bâtisseurs.
I1 faut cinquante ans pour achever une plante de ginseng (cinq mille, dit le Si Yeou Ki) et cinq jours pour faire une rue — cinq
semaines pour construire une maison — cinq mois pour transformer un quartier. La Corée pousse comme une plante au
cinéma. C'est un phénomène qui dépasse l'architecture et la politique pour entrer dans la biologie.
Vous pouvez partir sans crainte à travers la campagne : pour peu que la voiture soit un peu lente, la route vous rattrapera. Ne
reculez pas trop vite après avoir avancé : il y a peut-être maintenant une maison derrière vous. Ne jamais faire la nuit, de
mémoire, le trajet qu'on a fait de jour une semaine plus tôt. Et surtout, ne jamais se fier aux repères. On les déplace.
Quand il n'y a pas de grues, on les invente — en rondins. Quand il n'y a pas de camions, on fait donner les brouettes, les hottes,
les barques, les mains jointes, taxis de la Marne.
De petites inventions coréennes, la pompe à pédales, la pelle à ficelle, démultiplient l'effort (avec un peu d'entraînement, on
laisse faire tout le travail aux filles).
Tout ceci dans un grand empanachement de trophées, de drapeaux rouges, de devises brodées, tendues entre deux mâts, avec
'Internationale ou les Petites Baies Rouges dans les haut-parleurs, à moins que ce ne soit le chant de marche de l'Armée
Populaire, qui est — sur un rythme assez guilleret — O Tannenbaum...
Le soir, sur le pont de la rivière Dai-Dong, on écoute les chants des étudiants décroître sur le bateau qui les ramène lentement à
l'Université, après une journée de chantier — mais la nuit est plus rapide : elle les cache, et la chanson ne disparaît que quelque
temps après eux, comme le souvenir d'un mort.
Et toute la nuit, l'aurore boréale des flammes de chalumeaux, des projecteurs sur les grues, des reflets de lune et de phares sur
les grandes façades vitrées des immeubles neufs — le chant âpre des haleurs, des porteurs, montant par vagues, dans le
demi-sommeil, d'une Afrique imaginaire, trouée d'éclairs électriques...