COREENNES_SIX JOURS STACK015

images/900/COREENNES-SIX-JOURS-STACK015.jpg
  • Id : 821
  • Catégorie : PHOTO
  • Séquence : Coréennes_6Jours
  • Card : COREENNES_SIX JOURS STACK015

Navigation :



Médias :

Pas de vidéo


Pas de son

Texte :


Où ai-je jamais vu ces expressions s'incarner aussi 
littéralement : un sourire qui s'efface, un visage qui se
défait ? Cette corrosion, lente ou rapide, de la chair que
le sourire avait lissée et tendue -la lèpre de l'espace
attaquant une planète. Je pense à Li, courant auprès de
notre wagon, à la gare-frontière, alors que nous quittions
la Corée par cette marche du nord qu'autrefois les rois
coréens maintenaient déserte pour tenir les tartares à
distance -une muraille de vide, large de quarante
kilomètres- et son visage d'un seul coup devenant flou,
comme vu à travers ses propres larmes. Ou bien encore :

Nous visitions l'usine chimique de Heung Nam,
fière de sa cheminée, «la plus haute d'Asie», et de ses
cadres féminins. Un de ces cadres, le plus jeune je crois,
avait été convié à la table où se déroulait le rituel des
Délégations : présentations, rafraîchissements, bonbons
au ginseng, discours de bienvenue, rafraîchissements,
histoire de l'usine, rafraîchissements, chiffres de
production, rafraîchissements, avez-vous des questions à
poser ? ― nous avions. Et bien entendu le génie français
s'exerçait aussitôt sur le cadre féminin : était-elle mariée
? allait-elle bientôt se marier ? pensait-elle à se marier ?
comment s'y prenait-elle pour commander à des
hommes ? -toutes questions totalement saugrenues dans
un monde communiste et coréen, mais auxquelles le
cadre répondait avec la plus généreuse gentillesse, 
élevant en coupe ses belles mains plébéiennes devant
son visage lorsqu'il était question de mariage. (« Elle est
 confuse » disait joyeusement Monsieur Ok, notre
truchement...) Enfin, Marx l'emportant tout de même sur
Offenbach, on en vint aux renseignements économiques,
professionnels -et à un détour, cette question : « Que
font vos parents? »

J'étais à ce moment-là plongé dans mon appareil.
C'est sur le dépoli du Rollei que j'ai vu la métamorphose 
se faire, le sourire se perdre dans la douleur comme une
eau bue par le sable. Dans la déchirure du silence, tous
baissaient le nez, s'inventant en hâte un Rolleiflex
imaginaire, un viseur où s'abriter le regard, et j'entendais
M. Ok expliquer à mi-voix que, oui, ses parents étaient
morts pendants la guerre, que c'était le cas de beaucoup 
de Coréens et que, oui, ils avaient beaucoup de peine 
quand on leur en parlait -et maintenant le visage de la 
jeune fille était couvert de larmes, mais elle ne baissait
pas la tête, et les mains qui avaient caché son rire
demeuraient immobiles sur la table. 

Cet instant lui appartenait : c'était à elle d'en 
disposer, et personne n'eut la médiocre audace de lui
offrir des paroles de consolations. Et comme elle avait eu
le courage de ses larmes, elle eut celui de briser ce
silence que nous avions respecté. L'extraordinaire chant
de haine et de volonté qui suivit, il faudrait plus que
l'image et le récit pour lui rendre justice : très droite, ne
regardant personne, les mains repliées devant elle,
parlant très vite, entremêlant les paroles de sa douleur et
les slogans du Parti, elle dit qu'elle haïssait les Américains
qui avaient tué ses parents, mais que maintenant sa voie
était parfaitement claire, qu'elle devait toujours ( tou)ours )se
surpasser, que grâce au Parti sa douleur même avait un 
sens, et qu'en travaillant pour son pays elle vengeait ses
morts... Tout ce qui, dit sur un autre ton, n'eût été que le
catéchisme d'une bonne militante, et qui en devenait à la
fois l'Office des Ténèbres, et le sombre Alleluia.