Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau
de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais
pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma
tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La
vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté;
peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis. sans en manger, sur les
tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à
d'autres plus récents; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si
longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé; les formes
-et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son
plissage sévère et dévot- s'étaient abolies, ou ensommeillées, avaient perdu la force
d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé
ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses,
seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus
fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se
rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir,
sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.