Finalement, la civilisation matérialiste du Japon est peut-être obsédée
par l'esprit de la même façon que la civilisation chrétienne l'était par la
chair. À travers ses ancêtres, ses dieux, ses bêtes et ses esprits au
pluriel, envers du décor si parfaitement agencé qu'on finit
obligatoirement par s'interroger sur l'envers de cet envers, c'est
peut-être bien l'esprit lui-même, cette abomination spiritualiste si
justement dénoncée par toute la pensée moderne, qui est présent et
qui enracine tout. Un Japon peut en cacher un autre. Aux temps
légendaires de la pensée-maozedong, certaine dévote avait énoncé
une proposition dont la profondeur pataphysique n'a jamais cessé de
t'émerveiller: il s'agissait de la fameuse lutte entre les deux lignes, et
l’une "avait pour caractéristique de se faire passer pour l'autre". (Relisez
si vous n'êtes pas sûr de n'avoir pas compris.) Faut-il se demander quel
Japon se fait passer pour l'autre? Ne le demandez surtout pas à un
Japonais. Rien ne l'agace et ne l'horrifie autant que ces questions
occidentales tranchées: oui, non, l'un, l'autre, le tiers exclu, Aristote et
le père Ubu. Ne lui tendez pas le reptile de la Certitude: tout son être
se révulse à l'idée d'y toucher. Laissez-le à sa tranquille schizophrénie,
à sa façon de voir en toute chose son contraire, et plus vivement
ressentie la chose, plus impérativement convoqué le contraire qui
court à sa rencontre comme l'ombre de King Kong sur l'asphalte de
Manhattan. Regardez-le plutôt quand il se déguise en son ancêtre,
quand il est figurant de Shohei lmamura dans le film Eijanaika,
minutieuse reconstitution de l’époque Edo jusqu'à la reconstruction
en dur de l'illustre pont arrondi de Ryogoku, celui qu'on voit
sur les estampes. Abolie la façade de modernité, envolée cette
pellicule d'américanisation qui le protège par l'imitation