1 Insomnie de l'aube à Tokyo. Les voix des corbeaux
porteurs de dépêches qui s'annoncent à tous les
octrois commencent de se perdre dans les bruits de
la ville. Aux gares terminales se mettent en marche
les trains de couleur ‑ vert Yamanote, bleu Tozai,
rouge laque Marunouchi, nom et couleur à jamais
inséparables ‑ qui vont emplir la matinée d'une rumeur
grandissante de bowling, dominée par l'impériale
corne de brume du Shinkansen. La neige du téléviseur
encore allumé va bientôt s'effacer devant la première
mire, mais en ce moment il ressemble plutôt à une de
ces lanternes blanches et carrées qu'on voit à la
télévision, justement, dans les histoires de samourais
et de fantômes. C'est ce qu'on appelle une mise en abyme.
La Dame des actualités du matin apparaît sur l'écran,
ou la première pub, ou Doraemon le chat‑robot. Tiens,
se dit‑on, une autre journée est passée. Comme si
c'était seulement au réveil, en se retournant sur elle,
qu'on pouvait prendre les vraies mesures de cette
journée vécue hors du temps, dans une zone de silence
au milieu du son, d'immobilité au centre du manège,
dans un goût d'éternité que nous appellerons Japon
comme d'autres l'appellent Hollande. Ici le Temps est
une rivière qui ne coule que la nuit.